This book co-edited by M.B. Dufourcet, Ch. Mazouer and A. Surgers analyzes the role of powers in the conduct, organization and realization of events. We are talking about powers, because, in addition to the civil power, the royal power and the state power, comes also the power of the Church itself as organizer of spectacular ceremonies, but we know its fundamental hostility, for example, to the theater. Authorities prohibit, censor, monitor performances and express their hostility; at the contrary, they authorize, promote, organize and become patrons at the Court, at the Church or for the people. It is this game, this articulation between powers and shows, illustrated by specific examples from different countries and eras, which is studied throughout this book.
Faire preuve de libéralité, sans peser sur les biens du peuple grâce aux butins pris à l’extérieur, est une des recommandations qu’adresse Nicolas Machiavel au Prince désireux d’asseoir son autorité. Depuis les Médicis, cette ligne de conduite politique a été rapidement adoptée au sein de la plupart des élites européennes, princières ou non, en favorisant les arts pour mieux gouverner. Les modèles de référence, outre les cours italiennes, sont aussi ceux développés par la monarchie française. Les exceptions les plus notables sont le Brandebourg et la Russie où cette vision moderne du pouvoir a suscité des réactions hostiles de la part des esprits religieux, calviniste dans le premier cas, orthodoxe dans le second. Au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, le roi Frédéric avait pourtant calqué son gouvernement sur les exemples français et italiens, mais son mariage avec une princesse dévote en 1708 signe un tournant décisif à la cour berlinoise vers une ambiance austère et militariste. Dans la culture orthodoxe rigoriste, la question du divertissement et du spectacle ne va pas non plus de soi ; malgré les positions très conservatrices du clergé, l’élite sociale est fascinée par la culture occidentale et réussit peu à peu à s’affranchir de cette emprise religieuse au cours du XVIIIe siècle. Cette évolution russe se fait cependant au détriment des formes populaires traditionnelles de théâtre et de divertissement. Même si l’Eglise romaine est moins austère que l’Eglise orthodoxe, elle contrôle néanmoins étroitement le calendrier des spectacles déterminé par un certain nombre de restrictions imposées par elle et interdisant leur organisation à certaines périodes de l’année liturgique, notamment dans la période pascale.
Du point de vue politique, la situation est inverse dans le Londres des Tudor où les spectacles publics sont tacitement tolérés, tant qu’ils ne génèrent pas de désordre ; pourtant, des pièces comme l’Acteur de Phillip Massinger dénoncent dangereusement, sous le masque romain, les abus de la société contemporaine.
Tous les gouvernements, toutes les élites sont confrontés aux mêmes enjeux, aux mêmes difficultés, dans la poursuite d’un même objectif : manifester à travers spectacles et cérémonies théâtralisées une image ostentatoire de grandeur, de puissance et d’opulence, tout en diffusant des messages de propagande plus ou moins dissimulés sous le voile de l’allégorie et de la métaphore. La mainmise des princes sur le contenu des spectacles est une constante, comme elle s’observe déjà à la cour des Médicis qui mettent à l’écart le chapitre de la cathédrale lors de l’organisation de la cérémonie funèbre à la mémoire d’Henri IV. En revanche, les moyens, les contenus et les choix de réalisation varient selon les pays, les contextes et les publics : cour royale où la présence du roi en majesté devient un spectacle en soi, cours seigneuriales plus ou moins fastueuses, salons des élites urbaines, bourgeoisie, public populaire lors de défilés ou de spectacles extérieurs, édifices religieux importants à l’occasion d’événements dynastiques majeurs.
A Venise ou Florence, on remarque un rituel politique et religieux urbain, jouant fortement de l’illusion théâtrale ; au Palais des Doges, même le Grand Conseil, vitrine exemplaire de la démocratie vénitienne, se dévoile aux regards des visiteurs illustres. Le génie spectaculaire vénitien est surtout de se servir de la fascination exercée par ses jeunes orphelines musiciennes sur les princes étrangers, fascination exacerbée au cours du XVIIIe siècle par une pratique des spectacles repliée vers la sphère privée et réservée à une élite. L’apport très original de la cour de France des premiers Bourbons est de faire sortir le ballet royal des châteaux pour aller en ville à la rencontre d’un public bourgeois, comme en 1626 avec le fameux Grand Bal de la douairière de Billebahaut donné en l’hôtel de ville de Paris où le roi lui-même s’offre en spectacle.
Le programme des institutions où sont représentés publiquement des opéras, dépend beaucoup des goûts du Prince et le public n’est encore qu’un moyen de réaliser des entrées pour contribuer au fonctionnement de ces salles et des compagnies qui interviennent aussi à la cour. Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et Opéra de Paris font ainsi face aux mêmes problèmes financiers, mais à Paris, la direction institutionnelle et le pouvoir royal se disputent le contrôle de l’institution, tandis qu’à Bruxelles, le système des autorisations.est plus souple et laissé à la discrétion du propriétaire. A Paris, lorsque l’opéra est enfin cédé à la ville de Paris, gestion et programmation évolueront beaucoup, en parallèle avec les changements sociopolitiques. On notera aussi que le système français du privilège attise les rivalités entre les diverses institutions ou en leur sein.
Lorsque les arts sont instruments de propagande politique, le message récurrent à faire passer sous le couvert des grands récits mythologiques ou antiques, des emblèmes ou des figures allégoriques, est celui de l’harmonie universelle, l’âge d’or retrouvés grâce à l’intervention du prince, héros béni des dieux s’identifiant même à eux et devant lequel s’inclinent toutes les Nations. L’opéra et le ballet de cour français ont ainsi servi considérablement à présenter sous un jour favorable la politique guerrière de Louis XIV. La somptuosité de la mise en scène, de la musique et des costumes correspond aussi à l’image d’opulence, de prospérité et de richesse que le roi veut donner de son règne. Aux récits légendaires se mêlent discours encomiastiques, éléments biographiques, allusions éventuelles aux événements du moment. Au langage des mots, se joint celui de la musique, de la chorégraphie et de tous les effets visuels pour célébrer la grandeur du commanditaire ; les Nuits de la duchesse du Maine se placent dans cette stratégie, en même temps qu’elles font écho aux fêtes de Versailles. Même les princes exilés de Bavière et de Cologne continuent d’affirmer leur rang en organisant des fêtes et spectacles, manière de résistance.
Le spectacle se révèle alors comme un objet d’étude complexe aux multiples fonctions : récréation, divertissement, message politique, bilan emphatique de l’action princière, collaboration hautement symbolique entre pouvoirs royal, municipal, religieux, éducation des princes et maintien, stratégie guerrière. A l’échelle plus modeste des salons, il peut servir une tactique d’ascension sociale, en même temps qu’il reflète la façon dont les goûts de la cour atteignent les autres sphères sociales. Les articles ici regroupés tiennent compte de cette complexité et proposent une riche synthèse pluridisciplinaire de divers corpus, depuis le spectacle de cour jusqu’au spectacle institutionnalisé, replacés dans leur environnement politique, social et culturel, même si les rapports entre pouvoirs, production artistique et publics restent un champ de réflexion loin d’être épuisé.
Les perspectives ouvertes par l’ensemble des contributions à ce volume nous invitent à poursuivre l’analyse artistique, politique et sociale des productions spectaculaires sous l’Ancien Régime, pour mieux en saisir les véritables enjeux.
« Un prince doit encore se montrer amateur des talents, et honorer ceux qui se distinguent dans leur profession /…/ Il doit faire espérer des récompenses à ceux qui forment de telles entreprises, ainsi qu’à tous ceux qui songent à accroître la richesse et la grandeur de l’État. Il doit de plus, à certaines époques convenables de l’année, amuser le peuple par des fêtes, des spectacles ; et, comme tous les citoyens d’un État sont partagés en communautés d’arts ou en tribus, il ne saurait avoir trop d’égards pour ces corporations ; il paraîtra quelquefois dans leurs assemblées, et montrera toujours de l’humanité et de la magnificence, sans jamais compromettre néanmoins la majesté de son rang, majesté qui ne doit l’abandonner dans aucune circonstance ».
Nicolas Machiavel, Le prince, 1532, Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825), chapitre 21.
© Marie-Bernadette Dufourcet