Marie-Bernadette Dufourcet
Marie-Bernadette Dufourcet

Le cantus firmus Salve Regina de Aguilera de Heredia à Juan Cabanilles

Groupe de Recherche sur le Patrimoine musical, Itinéraires du cantus firmus,  Etudes réunies et présentées par le Prof. Édith WEBER, Vol.  X, PUPS, 2014, p. 61-76 (16 p.)

 

 

Bien que la Vierge Marie occupe une place très discrète dans le Nouveau Testament, son rôle de mère de Jésus  a fasciné les Chrétiens depuis les origines et la piété mariale n’a cessé de croître pendant tout le Moyen Age. Puis, après la séparation des églises à la Renaissance, elle a continué à se développer surtout au sein de l’Eglise catholique romaine, pour culminer à l’époque baroque, comme en témoignent les nombreuses œuvres d’art qui lui sont consacrées, plus particulièrement en Espagne. La particularité du culte à la Vierge est, aussi, de s’être profondément enraciné dans la culture et les traditions populaires.

 

Dès la fin du VIIe siècle, l’Eglise a institué trois grandes fêtes pour la célébrer : sa Nativité, l’Annonciation et l’Assomption  Cependant, c’est au XIIe siècle que le culte marial prend un essor très important sous l’influence de Saint Bernard et de l’Ordre de Cîteaux dont les monastères sont dédiés à Notre-Dame. Depuis la fondation de leur Ordre, les moines cisterciens se sont imposé le chant quotidien du Salve Regina, pour la procession du couvent vers l’église. Parmi l’abondante hymnodie mariale, le Magnificat , extrait de l’évangile de Saint Luc, est évidemment le chant le plus ancien. Les deux chants Quem terra pontus et Ave maris stella font partie du fonds médiéval primitif, comme le Salve Regina et les trois autres antiennes  mariales qui datent du XIe siècle. Ces antiennes, aux usages très variables selon les lieux et l’époque, ne sont pas associées à un psaume, à la différence des antiennes ordinaires ; elles s’apparentent plutôt aux antiennes de procession auxquelles elles appartiennent de par certaines de leurs fonctions.

 

 A partir du XVe siècle, les polyphonistes franco-flamands, d’Ockeghem à Josquin puis, par ricochet, d’abord Anglais ensuite Espagnols au XVIe siècle, vont s’intéresser beaucoup au Salve Regina à cause du développement aux Pays-Bas de confréries laïques vouées à l’adoration mariale qui organisent et financent des Salve, c’est-à-dire des cérémonies de Salut à la Vierge où se chante l’antienne du même nom. La foi de Charles-Quint et son expression à la cour de Bruxelles favorisèrent également ce phénomène. A cette même époque, le répertoire pour orgue se révèle surtout en Allemagne et en Autriche où se rencontrent quelques pièces consacrées à la Vierge : Arnold Schlick, Hans Kotter et Paul Hofhaimer, l’organiste des Habsbourg autrichiens, nous ont laissé des versets sur notre antienne.  Au XVIe siècle, s’épanouit l’école d’orgue espagnole avec Antonio de Cabezón qui compose des versets et un tiento sur le Salve Regina, premiers témoignages instrumentaux sur ce cantus firmus en Europe méridionale ; l’orgue français ne se signale, à la même époque, que par les livres d’Attaingnant de 1531 contenant versets de messes et de Magnificat. En Italie, Cavazzoni, Gabrieli, Padovano et Merulo manifestent leur foi mariale surtout dans des versets de messes à la Vierge. Au XVIIe siècle, messes à la Vierge (toujours en Italie), Magnificat et Ave maris stella (partout) alimentent le répertoire organistique européen.

 

Les antiennes mariales pour orgue occupent, comparativement, beaucoup moins de terrain ; Salve Regina et Regina coeli sont les plus fréquentes, mais la première l’emporte en Espagne et aux Pays-Bas, sans doute pour les raisons de culture religieuse invoquées plus haut : aux compositions d’Antonio de Cabezón sur le Salve Regina font suite celles de Sebastián Aguilera de Heredia  (1570-après 1627), Francisco Correa de Arauxo (1576-1663), Miguel López (1669-1732), Juan-Bautista Cabanilles (1644-1712), Francisco Andreu (XVIIe-XVIIIe s.) et une pièce anonyme peut-être de Pedro de Araujo (Portugal, XVIIe s.). Contemporains de Correa ou de Pablo Bruna – et sujets comme eux du roi d’Espagne -, les organistes de la chapelle royale des Pays-Bas, l’immigré John Bull (1563-1628), Pieter Cornet (actif de 1593 à 1626) et Abraham van der Kerckhoven (1627- c. 1673) écrivent aussi des Salve Regina pour l’orgue. La production des Salve pour orgue, en Espagne, comme ailleurs,  ne reflète pas la pratique religieuse réelle, qui accorde à ce cantique une place de premier plan dans les dévotions de tous les jours,  et le fait exécuter avec solennité, c’est-à-dire avec chanteurs polyphonistes, enfants de chœur et orgue. Beaucoup de pièces, manuscrites pour la plupart et possession personnelle des organistes, ont pu certes disparaître, mais cette carence de documents musicaux est encore une fois le signe que l’essentiel du jeu de l’orgue était confié à l’improvisation, surtout pour le répertoire de versets, et, comme le souligne Jean Ferrard parlant de la musique aux Pays-Bas au XVIIe siècle, la musique qu’il nous reste n’est que la partie apparente d’un iceberg. Après un examen de la mélodie de plain-chant servant de cantus firmus, nous ferons une analyse comparée de l’ensemble de ces pièces pour orgue.

 

 

 

 

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© Marie-Bernadette Dufourcet