Violence et sacré, éd. Ana Maria Binet et Gérard Peylet, Bordeaux, PUB, 2012, coll. Eidôlon, p. 87-100 (14p.)
A l’époque baroque, le répertoire sacré, à l’instar du répertoire profane, est animé de sentiments ou de passions plus ou moins violentes : joie, deuil, souffrance, tristesse… La violence, fruit de la colère divine ou de la colère des hommes, est partout présente dans le récit biblique comme dans la littérature hagiographique. Depuis l’épisode de l’expulsion du Jardin d’Eden, l’Ancien Testament n’est qu’une longue alternance d’alliances avec Dieu et de révoltes contre Lui, de châtiments, d’actes brutaux et violents, de rédemption, d’agressivité, de meurtres, persécution, repentance et rédemption: meurtre originel, celui d’Abel par son frère Caïn pour une question de jalousie, le déluge universel pour punir la terre qui " s'était remplie de violence "; lors de la sortie d'Egypte, Dieu fait mourir tous les premiers nés égyptiens ; le Deutéronome (chapitre 13, verset 6) punit de mort tous ceux qui adoreraient d'autres dieux que le Dieu d'Israël… A plusieurs reprises, la Bible lance de violents anathèmes contre les peuples étrangers au mieux à éviter, sinon à massacrer. Le livre de Josué est exemplaire à cet égard : sur l’ordre de Dieu, les Hébreux prennent possession de la terre promise en exterminant les Cananéens qui y habitent. Dans le Nouveau Testament, le cycle de la violence continue et structure le texte autour de deux épisodes fondamentaux pour le chrétien : le sacrifice et la mort de Jésus sur la croix, « folie pour les Hommes», et la vision terrible de la fin des Temps et du Jugement dernier révélés à l’apôtre Jean.
La lecture de ces récits ponctue dans un certain ordre le calendrier liturgique. Outre la simple célébration de la messe qui fait souvenir du sacrifice du Christ, la période du Carême qui culmine dans la Semaine sainte avec la commémoration de la Passion du Christ se base sur les récits les plus violents propice à la composition d’œuvres en rapport avec le caractère sombre de ces commémorations qui nous ramènent à nos propres misères humaines. Les funérailles de personnages importants ou le grand office des morts sont également d’autres occasions pour les compositeurs de méditer sur la vanité de l’existence et l’inéluctabilité de la mort, lutte tragique perdue d’avance. Toutes ces sources d’inspiration, intrinsèquement dramatiques, s’adaptent idéalement à l’esprit théâtral qui anime l’art sacré baroque sous l’influence dominante de l’Italie. Vers 1636, dans son Harmonie universelle, Marin Mersenne remarque à propos des Italiens: « ils observent plusieurs choses dans leurs récits, dont les nostres sont privez, parce qu’ils représentent tant qu’ils peuvent les passions & les affections de l’ame & de l’esprit /…/ au lieu que nos François se contentent de flatter l’oreille, & de plaire par leurs mignardises sans se soucier d’exciter les passions de leurs auditeurs, suivant le sujet et l’intention de la lettre ».
Or, la place de la musique dans le domaine sacré a été à l’origine de discussions rémanentes, depuis les débuts du christianisme. A plus forte raison, tout changement au sein de l’Eglise suscitant invariablement l’opposition des plus conservateurs de ses membres, l’introduction d’une esthétique musicale prenant en compte les affects ne se fait jamais sans heurts. Ainsi, l’Eglise gallicane du XVIIe siècle accueille tardivement le nouveau style italien et à des degrés divers, selon les clergés locaux. A l’instar des arts visuels, le baroque musical se caractérise par la mise en valeur des oppositions et la recherche des contrastes sonores, la diversification timbrale grâce au mélange dialogué des instruments et des voix, la richesse ornementale qui fait écho aux brillants intérieurs d’église.
Quelle place la violence occupe-t-elle dans la rhétorique musicale des passions ? Quels sont les sujets violents de prédilection dans le répertoire sacré et dans quels cadres formels s’insèrent-ils ? On se demandera si cette violence peut véritablement s’exprimer sur le plan de la technique musicale et par quels procédés.